Série : Critique objective de la croissance – Rubrique : L’impasse culturelle – Chronique n°18. La croissance en tant que fait culturel
Support de débat pour la réunion du 15/01/2023 à 17h00 sur https://meet.jit.si/decroissance
Donc, voici que l’homme après 300.000 ans de mode de vie stationnaire, non croissant, et nous pourrions même dire depuis 2 millions d’années si nous considérons le genre homo dans son ensemble et pas uniquement son dernier modèle récemment sorti des usines darwiniennes : l’homo sapiens, voici que l’homme a brusquement infléchi sa trajectoire durable, pour se lancer, depuis 200 ans à peine, dans une aventure largement aléatoire et manifestement non durable : la croissance. Alors une question nous vient immédiatement à l’esprit : pourquoi homo sapiens a-t-il brisé aussi soudainement cette trajectoire d’état quasi-stationnaire pour adopter une trajectoire radicalement différente, et, surtout en en y adhérant aussi massivement ?
Avant de tenter de répondre à cette question, nous devons tout de suite rejeter un correctif qui viserait à la nuancer, au prétexte, par exemple, que l’évolution se serait faite progressivement par un étalement de cette transition sur plusieurs siècles.
Cet éventuel correctif serait indubitablement inexact puisque nous avons vu dans le préambule à cette série de chroniques que les courbes de la consommation de ressources naturelles finies, de la production de richesses (le PIB) et de la population, que vous pouvez revoir ici, présentent un tracé linéaire, droit et quasi-horizontal, avec un sinus au plus égal à 1 ou 2 degré, de l’année -10,000 avant JC, c’est à dire au moment du début de la révolution néolithique, jusque vers l’année 1850, date à laquelle les 3 courbes se cabrent de façon asymptotique en direction de sommets paraissant infinis.
De plus, il nous faut préciser que ces mêmes trois courbes, appliquées à la période « homo sapiens pré-néolithique », cad de -300.000 ans à -10.000 ans, et qui n’est pas proposée ici, présentent, elles, un tracé rigoureusement horizontal, illustrant non pas un état quasi-stationnaire, mais un état totalement stationnaire, autrement dit : totalement et « éternellement » durable, figurant ainsi un modèle incontestable de stabilité écologique de l’espèce humaine qui n’est pas une simple vue de l’esprit, mais une réalité bien factuelle.
Donc, après avoir été convaincu que l’entrée en croissance a bien été rapide et brutal, une autre question liminaire se pose alors à nous : le désir de croissance était-il inscrit dans les gènes de l’homo sapiens, n’attendant que des circonstances favorables pour s’exprimer, ou bien , au contraire, ce désir de croissance est-il apparu de façon fortuite, telle une lubie passagère, ou bien encore a-il-été imposé politiquement par une minorité dominante au reste de l’espèce ?
Ces questions passionnantes ne peuvent naturellement pas trouver de réponses mathématiques puisque aucune hypothèse ne pourra être en mesure d’apporter suffisamment de preuves factuelles à l’appui de son argumentation.
Seules des tendances et des corrélations pourront être avancées, la plus évidente étant celle qui mettrait en perspective la très longue réalité de 300.000 ans d’état stationnaire avec la très courte réalité de 170 ans de croissance et qui, de ce fait, nous amènerait à penser qu’une pulsion qui patiente 300.000 ans pour s’exprimer, n’est pas issue d’un facteur inné. Mais ce n’est qu’une hypothèse, que nous nous permettrons simplement d’évoquer.
En dehors de la réponse pouvant être apportée à cette question causale, qui nous donnerait une idée plus précise de la nature exacte de cette volonté de croissance, nous allons maintenant étudier la façon dont cette volonté de croissance est devenue un véritable fait culturel, tant au plan des valeurs qu’elle véhicule, qu’au plan des normes qu’elle impose, des institutions qui en sont issues et des artefacts visibles au quotidien.
Voyons tout cela d’un peu plus près !
Dans la chronique précédente, nous avons rapproché culture et croyance, mais nous devons à la vérité de préciser que leur cohabitation n’est pas forcément réversible dans la mesure où les croyances sont toujours constitutives d’une culture, mais qu’une culture n’est pas forcément constitutive, du moins en théorie, de croyances.
Or, dans le domaine de la croissance il apparaît que nous sommes bien en présence d’une croyance, ou de plusieurs croyances associées, qui toutes assemblées entre elles, génèrent une culture globale.
Afin d’éviter les confusions, il nous faut rappeler également que nous employons le terme « croyance » dans son acception étymologiquement exacte, c’est à dire en tant que processus mental conduit par une personne qui adhère à une thèse ou une hypothèse, de façon qu’elle les considère comme vérité absolue, indépendamment des faits, ou de l’absence de faits, confirmant ou infirmant cette thèse ou cette hypothèse.
De ce fait la « croyance » s’oppose à la « connaissance » représentée, elle, par un ensemble de données factuelles permettant une personne de conduire un processus mental sensiblement différent, tout entier basé sur la démonstration et l’argumentation d’une idée.
De ce point de vue l’adhésion massive des peuples humains à la croissance en tant que valeur phare de la trajectoire collective relève bien de la croyance et pas de la connaissance, de même que son symétrique « le rejet de la décroissance, décroisance considéré comme phénomène inéluctable, bien entendu » relève lui aussi, et pour des raisons identiques, de la croyance et non de la connaissance.
C’est ainsi que Lorsque, à contre courant de la culture officielle, nous mettons en avant ce caractère inéluctable de la décroissance en étayant notre argumentation sur des éléments scientifiques ou même de simple bon sens, la grande majorité des gens nous opposent une simple conviction qui objectivement, au final , relève d’un caractère religieux.
Ce credo, « celui de la croissance qui va durer éternellement », est même renvoyé aux différents sceptiques de façon compulsive, voire agressive, comme si ces sceptiques osaient violer un tabou, bafouer une valeur fondatrice et nier une vérité absolue et incontestable, tel que peut l’être une notion relevant du fameux « intérêt général », en quelque sorte
Cette agressivité des zélateurs de la croissance infinie, cette propension même à la pénalisation du simple doute, et, partant, à la criminalisation de sa négation témoigne, à elle seule, de la puissance fédératrice de la valeur-croissance du point de vue de la culture humaine actuelle.
Pour ceux qui croient en la croissance, c’est à dire à la fois à sa durabilité et à sa vertu, car cette valeur emporte bien ces deux aspects : 1. Durabilité et 2. Vertu (nous y reviendrons), l’argumentation fondamentale est que ce qui « est » aujourd’hui ne peut pas ne pas perdurer demain.
Doctrine procédant de la force de l’instantanéité et de la dictature du présent.
A l’inverse, la position des croissanço-sceptiques se fonde sur un catalogue détaillé de faits incontestables, et, en premier lieu, celui que les ressources naturelles finies nécessaires au processus industriel croissant n’existent qu’en quantité limitée et que leur disponibilité est vouée à diminuer inexorablement, nous en avons déjà abondamment parlé dans les chroniques consacrées à l’impasse physique et comptable.
Les croissancistes les plus avisés se rebellent toutefois contre ces évidences en arguant qu’il existe des ressources renouvelables (essentiellement le bois, et plus globalement la biomasse), mais sans expliquer comment ils comptent s’affranchir des lois physiques qui imposent de ne pas les exploiter au-delà de leur taux de renouvellement, ce qui, de ce fait, rend ces ressources incapables de fournir, à elles seules, le carburant nécessaire au maintien de l’activité économique telle que nous la connaissons aujourd’hui.
Les plus avisés encore, nous expliquent alors que nous avons à notre disposition des ressources quasi inépuisables, avec le vent, le soleil, et l’eau, ou plus exactement la gravité, (c’est la dire l’énergie dégagée par l’élément liquide lorsqu’il passe d’un point haut à un point bas).
Cela est tout à fait exact, mais ils sont néanmoins dans l’incapacité de nous quantifier leur potentiel et, notamment et plus concrètement, de nous démontrer qu’elles seraient en capacité de fournir ne serait-ce que l’équivalent journalier des 90 millions de barils de pétrole consommés actuellement. Loin, loin, loin, s’en faut….
Il évitent également de nous dire que ces énergies miracles, ne sont en réalité que des énergies ancestrales, déjà utilisées par les premiers homos oeconomicus, mais abandonnés pour leur trop faible potentiel comprativement aux énergie issues des hydrocarbures.
Enfin, ils s’abstiennent de nous préciser que ces ressources inépuisables ne sont que des ressources énergétiques et pas des ressources minérales. Or nous savons que la machine croissanciste industrielle se nourrit du couple énergie/matière et que, dans ces conditions le défaut d’un seul élément rend inopérant l’ensemble du dispositif.
Dans ce domaine de la matière, une croyance leur vient néanmoins à la rescousse : celle du recyclage, qui est une composante fondamentale de la valeur culturelle « croissance » mais qui, paradoxalement, pourrait contribuer à elle seule à la discréditer (cette valeur croissance) puisque nous avons déjà démontré dans une chronique précédente, qu’en réalité le recyclage des métaux était un mythe, ou plus exactement que le recyclage infini des métaux était un mythe, et qu’en réalité ce recyclage, cette récupération des métaux après une première, voire une énième utilisation tendait inexorablement vers zéro, cette tendance pouvant d’ailleurs s’accélérer rapidement consubstantiellement à un manque de disponibilité en énergie, facteur d’achoppement du recyclage métallique..
Nous voyons donc que c’est à partir d’éléments très précis que, nous autres, les croissanço-sceptiques développons nos raisonnements. Et que, par voie de conséquence, ce que nous pourrions dénommer le credo de la décroissance inéluctable bénéficie d’un véritable fondement factuel, contrairement au credo de la croissance durable, qui, lui, ne se base que sur des espoirs pieux, relevant plus de la religion, que d’une conviction raisonnable et argumentée.
Ainsi, lorsque nous posons aux croissancistes la question : « Mais est-ce que vous êtes vraiment sûr que la croissance va durer ? » leurs réponses se basent immanquablement sur de simples ressentis, ce qui est contraire aux lois fondamentales du débat, celui-ci perdant dès lors l’essentiel de sa pertinence et se terminant généralement par une fin de non-recevoir du style : « Et puis c’est comme ça, parce que ça a toujours été comme ça, que l’Homme a toujours progressé ». Ce refus de l’argumentation factuelle est naturellement sous-tendu par la conviction inébranlable qu’il n’est pas besoin d’argumenter lorsqu’une chose est évidente.
Les rares fois, où les adorateurs de la croissance acceptent de débattre sur les faits, ils ne se basent que sur des éléments mineurs. Refusant les macro-constatations, ils se retranchent sur des micro-constatations, c’est à dire des expériences de laboratoire. Par exemple, lorsque nous évoquons le déclin de l’aviation liée à la fin du kérosène, ils nous opposent l’exemple du Solar Impulse, ce petit avion solaire expérimental qui a effectué un voyage autour de la Terre en 18 mois. Et ils nous disent : « Vous voyez, il y a bien un avion solaire qui vole, donc il n’y a pas de raison pour que, bientôt, toute la flotte du monde entier de gros porteurs ne vole pas à l’énergie solaire ».
Lorsque les croissanço-sceptiques pronostiquent le déclin des transports routiers pour cause de fin du gas-oil, les adorateurs de la croissance leur opposent la voiture électrique en extrapolant hardiment: « Eh bien, il n’y a pas de raison pour que demain on ne puisse pas fabriquer des semi-remorques de 60 tonnes qui feront Moscou-Madrid d’une seule traite avec une batterie, sans avoir à la recharger ».
En réalité, ces arguments ne se basent pas sur des données scientifiques « efficientes ». Ce ne sont que de simples extrapolations, ne pouvant être valablement tenues pour des certitudes dans la mesure où aucune d’entre elles n’a encore été vérifiée à ce jour, ni, surtout, mise à l’épreuve de la grande série.
Enfin, il convient de remarquer que ces expériences de laboratoire sont généralement financées par l’argent public (parce que non rentables), ce qui constitue, paradoxalement, un modèle de gestion contraire à celui qui a présidé au développement de la société industrielle croissanciste, toute entière mue par l’initiative individuelle. Voici donc qu’on nous dessine une croissance de l’avenir, toute entière fondée sur le bras étatique.
Car n’oublions pas que ce développement rapide et exponentiel de ces 170 dernières années, qui ravi tant les croissancistes n’a été rendu possible que par la rentabilité immédiate, et non subventionnée, de l’industrie extractive privée.
Bref, toutes ces contre-argumentations développés par les croissancistes face à l’inéluctabilité de la décroissance, ressemblent à s’y méprendre aux objections bornées de la pensée mythique face aux rationalités de la pensée scientifique, soulignant encore plus l’enracinement profond dans l’inconscient collectif de la valeur croissance en tant que fait culturel majeur.
Par ailleurs, cet enracinement mythique populaire se retrouve naturellement décliné dans le discours de la représentation politique, et de façon hégémonique, à tel point que nous ne trouvons, dans l’offre programmatique globale des partis politiques toutes tendances confondues, aucun projet s’opposant franchement à la sacro-sainte valeur croissance.
Et c’est en quelque sorte le détail et le profil de cette « offre croissanciste » que je vous propose d’étudier dans la prochaine chronique qui aura pour titre : « les promoteurs d la culture croissanciste ».