La loi de l’entropie dans le processus économique

Extrait de “Demain La Décroissance – Entropie – Écologie – Économie” de Nicholas Georgescu Roegen (Traduction de Jacques Grinevald et Ivo Rens)

Deuxième partie – La loi de l’entropie dans le processus économique

Quelques économistes ont relevé que l’homme ne peut ni créer ni détruire de la matière ou de l’énergie, vérité qui découle du principe de conser­vation de la matière-énergie, autrement dit du premier principe de la thermodynami­que. Cependant nul ne paraît avoir été frappé par la question, si troublante à la lumière de cette loi: « Que fait alors le processus économique ? » Tout ce que l’on trouve dans la littérature économique usuelle, c’est une remarque deci-delà selon laquelle l’homme ne peut produire que des utilités, remarque qui ne fait en réalité qu’accentuer la difficulté. Comment est-il possible que l’homme produise quelque chose de matériel étant donné qu’il ne peut produire ni matière ni énergie ?

Pour répondre à cette question, considérons le processus économique comme un tout et d’un point de, vue strictement physique. Ce que nous devons relever tout d’abord, c’est que ce processus est un processus partiel qui, à l’instar de tout processus partiel, est circonscrit par une frontière au travers de laquelle de la matière et de l’énergie sont échangées avec le reste de l’univers matériel. La réponse à la question sur ce que fait ce processus matériel est simple : il ne produit ni ne consomme de la matière-énergie ; il se limite à absorber de la matière-énergie pour la rejeter continuellement. C’est ce que la pure physique nous enseigne. Toutefois, la science économique – disons-le haut et fort – n’est pas de la pure physique ni même de la physique tout court. Nous pouvons espérer que même les partisans les plus acharnés de la thèse selon laquelle les ressources naturelles n’ont rien à voir avec la valeur finiront par admettre qu’il y a une différence entre ce qui est absorbé dans le processus économique et ce qui en sort. Et cette différence, bien sûr, ne peut être que qualitative.

L’économiste non orthodoxe que je suis ajouterait que ce qui entre dans le processus économique consiste en ressources naturelles de valeur et que ce qui en est rejeté consiste en déchets sans valeur. Or, cette différence qualita­tive se trouve confirmée, quoique en termes différents, par une branche parti­culière et même singulière de la physique connue sous le nom de thermodyna­mique. Du point de vue de la thermodynamique, la matière-énergie absorbée par le processus économique l’est dans un état de basse entropie et elle en sort dans un état de haute entropie.

 Ce n’est pas une tâche aisée que d’expliquer en détail ce que signifie l’entropie. Il s’agit d’une notion si complexe que, à en croire une autorité en thermodynamique, elle « n’est pas facilement comprise par les physiciens eux-mêmes ». Et ce qui accroît les difficultés, non seulement pour le profane mais également pour toute autre personne, c’est que ce terme circule de nos jours avec différentes significations dont toutes ne sont pas associées à une fonction physique .

Dans une édition récente du Websters Collegiate Dictionnary (1965), on trouve trois acceptions sous la rubrique « entropie ». Et qui plus est la défini­tion de l’acception pertinente pour le processus économique est de nature à embrouiller plutôt qu’à éclairer le lecteur en ce qu’elle parle d’ « une mesure de l’énergie inutilisable dans un système thermodynamique clos qui est fonction de l’état du système, de telle sorte qu’une variation dans cette mesure corres­pond à un changement dans le taux de l’accroissement de la chaleur prise à la température absolue à laquelle elle est absorbée ». Mais, comme pour prouver que tout progrès n’est pas nécessairement une amélioration, certaines éditions antérieures du même dictionnaire fournissent une définition plus intelligible. Celle que nous lisons dans l’édition de 1948 – « une mesure de l’énergie inuti­lisable dans un système thermodynamique » – ne peut satisfaire le spécialiste, mais conviendrait à des fins générales . Et il est relativement facile d’expli­quer à présent dans les grandes lignes ce que signifient les mots d’ « énergie inutilisable ».

L’énergie se présente sous deux états qualitativement différents, l’énergie utilisable ou libre, sur laquelle l’homme peut exercer une maîtrise presque complète, et l’énergie inutilisable ou liée, que l’homme ne peut absolument pas utiliser. L’énergie chimique contenue dans un morceau de charbon est de l’énergie libre parce que l’homme peut la transformer en chaleur, ou, s’il le veut en travail mécanique. Mais la quantité fantastique d’énergie thermique con­tenue dans l’eau des mers, par exemple, est de l’énergie liée. Les bateaux navi­guent à la surface de cette énergie mais, pour ce faire, ils ont besoin de l’énergie libre d’un quelconque carburant ou bien du vent.

Lorsqu’on brûle un morceau de charbon, son énergie chimique ne subit ni diminution ni augmentation. Mais son énergie libre initiale s’est tellement dissipée sous forme de chaleur, de fumée et de cendres, que l’homme ne peut plus l’utiliser. Elle s’est dégradée en énergie liée. L’énergie libre est de l’éner­gie qui manifeste une différence de niveau telle que l’illustre tout simplement la différence entre les températures intérieure et extérieure d’une chaudière. L’énergie liée est au contraire, de l’énergie chaotiquement dissipée. Il est possible d’exprimer cette différence d’une autre façon encore. L’énergie libre implique une certaine structure ordonnée comparable à celle d’un magasin où toutes les viandes se trouvent sur un comptoir, les légumes sur un autre, etc. L’énergie liée est de l’énergie dispersée en désordre, comme le même magasin après avoir été frappé par une tornade. C’est la raison pour laquelle l’entropie se définit aussi comme une mesure de désordre. Elle rend compte du fait que la feuille de cuivre comporte une entropie plus basse que celle du minerai d’où elle a été extraite.

La distinction entre énergie libre et énergie liée est assurément anthropo­morphique. Mais ce fait ne devrait pas troubler ceux qui étudient l’homme non plus d’ailleurs que ceux qui étudient la matière sous sa forme la plus simple. Tout élément. par lequel l’homme cherche à entrer mentalement en contact avec la réalité ne peut être qu’anthropomorphique. Seulement il se trouve que le cas de la thermodynamique est plus frappant. Car ce fut bien la distinction économique entre les choses ayant une valeur économique et les déchets qui suggéra la distinction thermodynamique et non point l’inverse. En effet la science de la thermodynamique est née d’un mémoire de 1824 dans lequel l’ingénieur français Sadi Carnot a étudié pour la première fois l’économie des machines à feu. La thermodynamique a donc débuté comme une physique de la valeur économique et elle l’est restée en dépit des nombreuses contributions ultérieures, d’une nature plus abstraite.

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