Extrait de “Demain La Décroissance – Entropie – Écologie – Économie” de Nicholas Georgescu Roegen (Traduction de Jacques Grinevald et Ivo Rens)
Sixième partie – Le déclin de la croissance est inéluctable
Le globe terrestre auquel l’espèce humaine est attachée flotte, pour ainsi dire, dans un réservoir cosmique d’énergie libre, qui pourrait bien être infini. Mais, pour les raisons énumérées dans la section précédente, l’homme ne peut avoir accès à toute cette fantastique réserve d’énergie libre, non plus qu’à toutes les formes possibles d’énergie libre. L’homme ne peut, par exemple, puiser directement dans l’immense énergie thermonucléaire du soleil. Le plus grave obstacle (valable aussi pour l’usage industriel de la « bombe à hydrogène ») réside dans le fait qu’aucun récipient matériel ne peut résister à la température de réactions thermonucléaires massives. De telles réactions ne peuvent avoir lieu que dans un espace libre.
L’énergie libre à laquelle l’homme peut avoir accès vient de deux sources distinctes. La première d’entre elles est un stock, le stock d’énergie libre des dépôts minéraux dans les entrailles de la Terre. La seconde source est un flux, le flux du rayonnement solaire intercepté par la Terre. Il convient de bien relever plusieurs différences entre ces deux sources. L’homme a une maîtrise presque complète de la dot terrestre; il serait même concevable qu’il l’épuisât en une seule année. Mais l’homme n’a le contrôle du flux du rayonnement solaire pour aucune fin pratique. Il ne peut pas davantage utiliser maintenant le flux de l’avenir. Une autre asymétrie entre les deux sources réside dans leurs rôles spécifiques. Seule la source terrestre nous fournit les matériaux de basse entropie avec lesquels nous fabriquons nos biens les plus importants. En revanche, le rayonnement solaire est la source première de toute vie sur Terre qui dépend de la photosynthèse chlorophyllienne. Enfin, le stock terrestre est une piètre source au regard de celle constituée par le soleil. Selon toute probabilité, la vie active du soleil – c’est-à-dire la période pendant laquelle la Terre recevra un flux d’énergie solaire d’une intensité appréciable – durera encore quelque cinq milliards d’années. Mais, aussi incroyable que cela puisse paraître, le stock terrestre tout entier ne pourrait fournir que quelques jours de lumière solaire.
Tout cela projette une nouvelle lumière sur le problème de la population, qui est si crucial aujourd’hui. Certains chercheurs sont alarmés à l’idée que la population mondiale puisse atteindre sept milliards d’individus en l’an 2000, comme le précisent les démographes des Nations unies. Il y en a d’autres, en revanche, qui, à l’instar de Colin Clark, proclament qu’une saine administration des ressources permettrait de nourrir jusqu’à quarante-cinq milliards d’individus. Toutefois, aucun expert en démographie ne paraît avoir soulevé une question bien plus vitale pour l’avenir de l’humanité, à savoir : Combien de temps une population mondiale – qu’elle s’élève à un milliard ou bien à quarante-cinq milliards d’individus – peut-elle subsister ? Même le concept analytique de la population optimale sur lequel se fondent plusieurs études démographiques se révèle, à l’épreuve, une absurde fiction.
Rien n’est plus éclairant à ce sujet que l’histoire de la lutte entropique de l’homme au cours de ces deux cents dernières années. D’une part, grâce au progrès spectaculaire de la science, l’homme a atteint un niveau presque miraculeux de développement économique. D’autre part ce développement a contraint l’homme a pousser son prélèvement des ressources terrestres à un degré stupéfiant dont témoignent les forages en haute mer. Il a aussi entretenu une croissance démographique qui a accentué la lutte pour la nourriture dont la pression a atteint dans certaines régions des cotes critiques. La solution préconisée unanimement consiste à rechercher une mécanisation accrue de l’agriculture. Mais voyons ce que cette solution signifie en termes d’entropie.
En premier lieu, du fait de l’élimination du partenaire traditionnel du fermier – l’animal de trait – la mécanisation de l’agriculture permet de consacrer toute la surface cultivable du sol à la production de nourriture (et au fourrage seulement dans la mesure requise par le besoin de viande). Mais le plus important c’est qu’il en résulte, dans l’apport de basse entropie, un déplacement de la source solaire vers la source terrestre. Le bœuf ou le buffle, dont la puissance mécanique procède du rayonnement solaire capté par la photosynthèse chlorophyllienne, est remplacé par le tracteur qui est fabrique et actionné au moyen de basse entropie terrestre. Et il en va de même en ce qui concerne le remplacement du fumier par les engrais artificiels. Par conséquent, la mécanisation de l’agriculture est une solution qui, bien qu’inévitable dans l’impasse actuelle, doit être considérée comme antiéconomique à long terme. Elle entraîne pour l’existence biologique de l’homme une dépendance toujours croissante à l’égard de celle des deux sources de basse entropie qui est la plus rare. Elle présente aussi le risque de piéger l’espèce humaine dans un cul-de-sac en raison de l’extinction possible de certaines espèces biologiques associées à l’agriculture organique.
En réalité, l’utilisation économique du stock terrestre de basse entropie ne se limite pas à la seule mécanisation de l’agriculture; elle constitue le problème principal pour le destin de l’espèce humaine. Pour illustrer cela, supposons que S représente le stock actuel de basse entropie terrestre et r une certaine quantité moyenne annuelle d’épuisement. Si nous faisons abstraction de la lente dégradation de S, comme nous pouvons le faire sans inconvénient ici, le nombre théorique maximal d’années requis pour le tarissement complet de ce stock sera S/r. Tel sera aussi le nombre d’années au bout desquelles la phase industrielle de l’évolution de l’humanité prendra forcément fin. Étant donné la fantastique disproportion entre S et le flux d’énergie solaire qui atteint chaque année le globe, il ne fait aucun doute que, même avec une utilisation très parcimonieuse de S, la phase industrielle de l’évolution humaine se terminera bien avant que le soleil ne cesse de briller. Il est difficile de conjecturer ce qu’il adviendra alors (si toutefois l’extinction de l’espèce humaine n’intervient pas plus tôt du fait d’un microbe totalement résistant ou de quelque insidieux produit chimique). L’homme pourrait continuer à vivre en revenant au stade de la cueillette, qu’il connut jadis. Mais, à la lumière de ce que nous savons sur l’évolution, un tel renversement évolutif paraît improbable. Quoi qu’il en soit il n’en demeure pas moins certain que plus le degré de développement économique sera élevé, plus considérable sera l’épuisement annuel r et par conséquent plus courte sera l’espérance de vie de l’espèce humaine.