Extrait de la “La Décroissance – Entropie – Écologie – Économie” de Nicholas Georgescu Roegen (Traduction de Jacques Grinevald et Ivo Rens)
Cinquième partie – L’activité industrielle libre de toute pollution est un mythe
La pensée économique a toujours été influencée par les problèmes économiques d’actualité. Elle a aussi reflété – avec un certain décalage – le mouvement des idées dans les sciences de la nature. Nous en voulons pour preuve le fait que, lorsque les économistes commencèrent à ignorer l’environnement naturel dans leur représentation du processus économique, cette évolution refléta un tournant dans la disposition d’esprit du monde intellectuel tout entier. Les réalisations sans précédent de la Révolution Industrielle avaient si bien impressionné tout le monde quant à ce que l’homme peut faire avec l’aide des machines que l’attention générale se confina sur l’usine. L’avalanche de découvertes scientifiques spectaculaires déclenchées par les nouveaux moyens techniques renforça cette admiration générale pour la puissance de la technologie. Elle induisit aussi les intellectuels à surestimer, et finalement à trop faire miroiter, les pouvoirs de la science. Naturellement hissé sur un tel piédestal, nul ne pouvait même concevoir l’existence d’obstacles réels inhérents à la condition humaine.
La simple vérité est différente. Même la durée d’existence de l’espèce humaine ne représente qu’un clin d’œil par rapport à celle d’une galaxie. Et même en misant sur le progrès dans les voyages extra-terrestres, l’humanité restera confinée à un coin de l’espace. La nature biologique de l’homme assigne d’autres limites à ce qu’il peut faire. Une température trop haute ou trop basse est incompatible avec son existence. Il en va de même de plusieurs radiations. Non seulement l’homme ne peut atteindre les étoiles, mais il ne peut même pas atteindre une seule particule élémentaire, non plus qu’un seul atome.
C’est précisément parce qu’il a senti, quoique obscurément que sa vie dépend de basse entropie rare et irrémédiable que l’homme a constamment nourri l’espoir de pouvoir découvrir une force se perpétuant d’elle-même. La découverte de l’électricité en conduisit plusieurs à croire que l’espoir s’était effectivement réalisé. Par suite de l’étrange mariage de la thermodynamique avec la mécanique, certains se mirent à songer sérieusement à des méthodes pour délier de l’énergie liée. La découverte de l’énergie atomique déclencha une nouvelle vague d’optimisme chez ceux qui espérèrent que, cette fois, on avait vraiment maîtrisé une puissance se perpétuant d’elle-même. La pénurie d’électricité qui affecte New York et qui s’étend graduellement aux autres villes devrait suffire à nous faire déchanter. Les théoriciens de la physique nucléaire, comme les responsables de centrales atomiques, attestent que cela se ramène à un problème de coût ce qui, dans la perspective de cette étude, signifie un problème de bilan entropique.
Avec des savants prêchant que la science peut éliminer toutes les limitations pesant sur l’homme et avec des économistes leur emboîtant le pas en ne reliant pas l’analyse du processus économique aux limitations de l’environnement matériel de l’homme, il ne faut pas s’étonner si nul n’a réalisé que nous ne pouvons produire des réfrigérateurs, des automobiles ou des avions à réaction « meilleurs et plus grands » sans produire aussi des déchets « meilleurs et plus grands ».
Aussi bien, lorsque tout le monde (dans les pays avec une production industrielle toujours « meilleure et plus grande ») dut se rendre à l’évidence littéralement aveuglante de la pollution, les scientifiques et les économistes furent pris au dépourvu. Et même à présent nul ne paraît voir que la cause de tout cela réside dans le fait que nous avons négligé de reconnaître la nature entropique du processus économique. La meilleure preuve en est que les diverses autorités responsables de la lutte contre la pollution s’efforcent à présent, de nous insuffler l’idée de machines et de réactions chimiques ne produisant pas de déchets et d’autre part, la conviction que le salut dépend d’un perpétuel recyclage de déchets. En principe au moins, il n’est pas contestable que nous puissions recycler l’or dispersé dans le sable des mers tout autant que l’eau bouillie dans mon exemple antérieur. Mais, dans l’un et l’autre cas, nous devons utiliser une quantité supplémentaire de basse entropie bien plus considérable que la baisse d’entropie obtenue par ce qui est recyclé. Car il n’y a pas plus de recyclage gratuit qu’il n’y a d’industrie sans déchets.