L’improbable équation de l’avenir

Extrait de  “Demain La Décroissance – Entropie – Écologie – Économie” de Nicholas Georgescu Roegen (Traduction de Jacques Grinevald et Ivo Rens)

Septième partie – L’improbable équation de l’avenir

La conclusion est évidente. Chaque fois que nous produisons une voiture, nous détruisons irrévocablement une quantité de basse entropie qui, autrement pourrait être utilisée pour fabriquer une charrue ou une bêche. Autrement dit, chaque fois que nous produisons une voiture, nous le faisons au prix d’une baisse du nombre de vies humaines à venir. Il se peut que le développement économique fondé sur l’abondance industrielle soit un bienfait pour nous et pour ceux qui pourront en bénéficier dans un proche avenir: il n’en est pas moins opposé à l’intérêt de l’espèce humaine dans son ensemble, si du moins son intérêt est de durer autant que le permet sa dot de basse entropie. Au travers de ce paradoxe du développement économique, nous pouvons saisir le prix dont l’homme doit payer le privilège unique que constitue sa capacité de dépasser ses limites biologiques dans sa lutte pour la vie.

Des biologistes aiment à répéter que la sélection naturelle constitue une série de gigantesques bévues car elle ne tient pas compte des conditions à venir. Cette remarque, qui implique que l’homme est plus sage que la nature et devrait prendre la relève de cette dernière, tend à prouver que la vanité de l’homme et la présomption des scientifiques ne connaîtront jamais leurs limites. Car la course au développement économique, qui est le trait distinctif de la civilisation moderne, ne laisse aucun doute quant au manque de clair­voyance de l’homme. C’est seulement à cause de sa nature biologique (des instincts dont il a hérité) que l’homme a le souci de ses descendants immé­diats, mais généralement non point au delà de ses arrière-petits-enfants. Et il n’y a ni cynisme ni pessimisme à croire que, même si on lui faisait prendre conscience de la problématique entropique de l’espèce humaine, l’humanité n’abandonnerait pas volontiers ses fastes actuels en vue de faciliter la vie des humains qui naîtront dans dix mille ans, voire dans mille ans seulement. Ayant multiplié ses moyens d’action biologique par ses prothèses industrielles, l’homme ipso facto s’est rendu tributaire d’une source de subsistance très parcimonieuse, allant jusqu’à s’intoxiquer du luxe de la civilisation indus­trielle. Tout se passe comme si l’espèce humaine avait choisi de mener une vie brève mais excitante, laissant aux espèces moins ambitieuses une existence longue mais monotone.

Les questions comme celles que nous venons d’aborder traitent de forces à long terme. Parce que l’action de ces forces est extrêmement lente, nous som­mes enclins à méconnaître leur existence ou, si nous l’admettons, à minimiser leur importance. L’homme est ainsi fait qu’il s’intéresse toujours à ce qui va arriver d’ici à demain et non dans des milliers d’années. Et pourtant, ce sont les forces agissant le plus lentement qui sont en général les plus décisives. La plupart des hommes meurent non d’une force agissant rapidement – telle une pneumonie ou un accident de voiture – mais de l’action lente des forces qui provoquent le vieillissement. Ainsi que le faisait observer un philosophe jaïniste, c’est à la naissance que l’homme commence à mourir. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il ne serait pas plus hasardeux de conjecturer l’avenir loin­tain de l’économie humaine que de prédire dans ses grandes lignes la vie d’un enfant nouveau-né. Dans cette perspective, il apparaît que la pression crois­sante exercée sur le stock de ressources minérales que provoque la fièvre moderne du développement industriel, ainsi que le problème toujours plus préoccupant constitué par le besoin de rendre la pollution moins nocive (ce qui accroît d’autant la demande relative au stock en question), conduiront nécessairement l’humanité à rechercher les moyens de faire un plus grand usage du rayonnement solaire, la source la plus abondante d’énergie libre.

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